Notre rapport à la musique a drastiquement évolué ces 20 dernières années. En mettant les morceaux à portée de clic, en laissant aux algorithmes le soin de nous recommander des titres, les plateformes de streaming audio ont révolutionné notre façon de consommer, mais aussi de découvrir la musique. En bien ou en mal ?
Il est loin le temps où l’on fouillait les rayons des magasins de disques à la recherche du CD 2 titres de nos rêves. Désormais, Spotify, Apple Music, Deezer et les autres analysent nos goûts et habitudes pour nous proposer de nouveaux titres. Si l'avancée est plutôt positive, l'impact de cette technologie sur nos choix musicaux interroge. Jusqu’où va cette influence ? Va-t-on vers un éclatement ou une uniformisation de nos goûts ? On en discute dans cet article.
Comment le streaming audio a modifié notre rapport à la musique
Avec le succès du streaming audio, l’écoute guidée est en plein essor.
Le streaming audio, un mode d’accès à la musique incontournable
Aujourd’hui, en France, 80 % des internautes consomment de la musique par le biais du streaming. Entre 2013 et 2017, les usages, gratuits comme payants, ont triplé. L’an passé, ils ont encore progressé de 9 %. La consommation, colossale, représente à elle seule 4000 milliards de volume d’écoute ! Chaque jour, plus de 100 000 nouveaux titres sont ajoutés aux plateformes.
Comment expliquer ce succès ? Au début des années 2000, le marché de la musique a vu les ventes de CD s’effondrer et le piratage s'envoler. Avec l’arrivée du haut débit, la consommation gratuite (et illégale) des titres a explosé, au grand dam des labels et des musiciens.
L’industrie s’adapte alors aux nouvelles pratiques d’écoute : en 2003, Apple se met à vendre les chansons au titre avec iTunes. En 2007, le français Jonathan Benassaya crée Deezer. Quelques mois plus tard, en Suède, Daniel Ek lance Spotify. L’écoute en mobilité devient la norme et le format même de l'album est remis en cause.
L’avènement de l’écoute assistée
Pour fidéliser les auditeurs, ces nouveaux acteurs personnalisent l’expérience des utilisateurs. Ils mettent au point une écoute assistée, qui repose sur de nombreux outils :
- Suggestions basées sur les goûts, les dernières écoutes, les préférences d’utilisateurs aux goûts similaires.
- Sélections hebdomadaires.
- Recommandations thématiques.
- Playlists d’ambiance.
- Radios d’artistes.
- Classements des morceaux les plus populaires, et bien d’autres.
Chez Spotify, en 2014, on évoquait même la possibilité d’un “zero button music player” qui permettrait à l’utilisateur de se laisser porter et de ne plus choisir.
L’auditeur de plus en plus passif ?
Au début des années 2000, le sociologue Antoine Hennion expliquait qu’un disque se choisit deux fois : une première fois en l’achetant, une seconde fois en décidant de l’écouter. Aujourd’hui, les choses ne sont plus aussi claires et la part de choix consciente semble se réduire.
Les études montrent que l’écoute guidée favorise la diversité culturelle. Mais le choix des auditeurs reste-t-il aussi libre qu’auparavant ?
Quelle influence ont les recommandations sur la diversité de nos goûts musicaux ?
Les recommandations algorithmiques influencent nos découvertes au quotidien.
Comment fonctionnent les algorithmes de recommandation ?
S’érigeant en guides face à la jungle des catalogues musicaux, les algorithmes analysent les goûts musicaux de l’utilisateur, ses habitudes d’écoute, ses playlists pour proposer des contenus personnalisés. Les techniques sont variées :
- Filtrage collaboratif.
- Filtrage contextuel.
- Traitement de langage.
- Analyse de données d’écoute, du comportement de consommation, etc.
Plus il y a de données, plus les recommandations sont pertinentes : plus de 65 % des internautes se disent aujourd’hui satisfaits des morceaux disponibles au sein des playlists radio.
Vers une uniformisation des goûts musicaux ?
Les algorithmes sont un gain de temps considérable. Mais le danger réside dans la déshumanisation de la découverte musicale, la création de "bulles de filtre culturelles", et un isolement potentiel de l'auditeur.
Le streaming renforce également de nombreux biais, qu’ils soient statistiques, culturels, sociaux, etc. Les études montrent que :
- Si l’usage des algorithmes améliore la diversité, cela ne vaut que pour ceux qui écoutent peu de musique.
- 20 % du catalogue Spotify concentre 99 % des écoutes.
- Il est “impossible de ne pas programmer majoritairement les artistes promus par les majors”.
- Le streaming permet de découvrir de nouveaux artistes, mais pas de nouveaux genres.
Les logiques commerciales ne sont, de plus, jamais loin : “plus [les plateformes] séduisent d'utilisateurs, plus les artistes veulent les rejoindre et inversement”. Malgré tout, l’influence des recommandations algorithmiques reste relative.
Les comportements diffèrent selon les utilisateurs
Les goûts musicaux diffèrent d’un individu à l’autre et chacun a sa manière d’exploiter les recommandations qui lui sont faites. Par exemple, l’écoute assistée concerne aussi bien les novices que les passionnés, mais ces derniers y ont plus recours.
Une étude de 2019 montre que “les modalités d’écoute plus ou moins guidées [sont] mobilisées en fonction des situations, des régimes d’engagement des personnes et de leurs compétences”. Le Journal du CNRS, en présentant les avancées du projet Records, souligne aussi des disparités :
- Certaines personnes ne suivent jamais les recommandations.
- D’autres se fient totalement aux algorithmes.
- D’autres encore préfèrent les “recommandations éditoriales”, créées par les humains (communauté, artistes, employés des plateformes).
De plus, si certains ont une palette de goûts très variés, d’autres vont plutôt se limiter à un genre, ce qui rajoute encore un niveau de complexité.
Les algorithmes, amis ou ennemis de la sérendipité ?
En matière de musique, l’auditeur n'est pas si influençable que ça.
De nombreux préjugés
L’écoute assistée n’a pas un impact aussi fort qu’on pourrait le penser et les idées reçues sont légion. Contre toute attente, les études montrent que :
- Les auditeurs vont, avant tout, vers les morceaux qu’ils connaissent.
- Ils ont une pratique solitaire et cadrée qui est plutôt renforcée par les plateformes.
- La consommation de musique est plus impactée par l’affect qu’une logique commerciale.
- L’influence des prescripteurs (radio, presse, streaming) est relative.
L’auditeur garde un rôle actif : il utilise les moteurs de recherche, fait sa propre curation dans la discographie des artistes, stocke des morceaux dans des playlists (privées notamment). Ainsi, l’écoute autonome représente, et c’est une bonne surprise, 76 % des usages.
L’humain, vecteur de découverte
Les recommandations algorithmiques ont des limites internes (les fameuses “bulles de filtres” évoquées plus haut) et externes (les auditeurs restent autonomes). Leur influence sur nos découvertes est, aujourd'hui, à tempérer.
En matière de musique, les auditeurs se fient plus volontiers à l’humain : “les formes d’exploration autonome et les recommandations humaines (….) semblent produire des relations plus durables avec les musiques découvertes”.
Les recommandations éditoriales ont également un véritable impact, et ce, même si elles ont tendance à favoriser des artistes déjà populaires. Créées par des artistes, des utilisateurs ou les plateformes elles-mêmes, elles s’apparentent quasiment aux recommandations d’amis ou de disquaires et réunissent le meilleur des deux mondes quand elles sont mises en avant par les algorithmes.
Les écoutes guidées, quant à elles, prédominent uniquement dans certains genres, tels que le blues ou le jazz, musiques réputées “pointues”. Leur utilisation dépend aussi beaucoup du contexte : en soirée, par exemple, on n’écoute pas la même chose qu’en solitaire.
Au final, chaque source, humaine ou informatique, apporte quelque chose de différent. Il appartient à l’internaute de faire la part des choses et bonne nouvelle : il le fait déjà très bien.
30 décembre 2024 à 09h41