Il y a dix ans, Zuckerberg ambitionnait de planter son drapeau en Chine, quitte à troquer ses grands principes contre un manuel de censure sur mesure. Pauvre Buzz Aldrin.

Chez Meta, l’argent n’a pas d’odeur… et certainement pas celle de l’éthique. Dans une plainte de quelque 78 pages déposée auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC) en avril dernier, Sarah Wynn-Williams, ex-directrice des politiques publiques mondiales de l’entreprise licenciée en 2017, accuse Facebook d’avoir mis en place un système avancé de censure, taillé sur mesure pour Pékin, dans l’espoir d’accéder au marché chinois. Nom de code, « Projet Aldrin », en référence au deuxième homme à avoir marché sur la Lune. Et sans surprise, ça n’a rien de joli-joli.
Facebook en Chine : un rêve qui valait bien quelques concessions
C’est dans les colonnes du Washington Post que les détails de cette stratégie avortée ont été révélés. D’après les documents consultés par nos confrères et consœurs outre-Atlantique, Meta – encore appelé Facebook à l’époque – aurait été prête à se plier à toutes les exigences du Parti communiste chinois pour devenir le premier GAFAM à y planter son drapeau. Évidemment, pas celui de la liberté.
Selon les allégations de Sarah Wynn-Williams, Zuckerberg envisageait même de nommer un « rédacteur en chef » chargé de décider quels contenus supprimer, de fermer totalement le site en période de « troubles sociaux », et ainsi de museler l'opposition politique. Une décision qui remonte à 2014, alors que Facebook, banni de Chine depuis 2009, décide de retenter sa chance.
Pour séduire Pékin, l’entreprise monte une équipe chinoise dédiée et planche sur une version du réseau social conforme aux attentes du régime. C’est le début du « Projet Aldrin », un nom évocateur qui, à défaut de viser la Lune, ambitionne surtout d’atterrir dans les bonnes grâces du PCC.
Dès le mois de juillet, des employés de Meta préparent un projet de lettre que Zuckerberg doit envoyer à Lu Wei, grand architecte de la censure chinoise et principal interlocuteur de Facebook, indiquant que l’entreprise a déjà travaillé avec le consulat chinois de San Francisco pour « supprimer des sites terroristes potentiellement dangereux pour la Chine », proposant « de travailler plus étroitement avec toutes vos ambassades ou consulats dans le monde ».
En parallèle, Meta commence à revoir sa politique de confidentialité. Toujours d’après les documents révélés par Wynn-Williams, l’entreprise envisage alors de stocker les données des internautes chinois et hongkongais sur des serveurs locaux, compromis risqué qui aurait offert aux autorités un accès direct aux informations personnelles des utilisateurs et utilisatrices du réseau social.
L’opération séduction s’accélère en 2015. Zuckerberg, déterminé à marquer des points, enchaîne les démonstrations de bonne volonté : il apprend le mandarin, se met en scène en train de courir dans le smog de Pékin, et va jusqu’à demander à Xi Jinping de choisir un prénom chinois pour sa fille à naître.
En interne, Facebook met au point un système de censure sur mesure, capable de filtrer et supprimer automatiquement les contenus sensibles. Pour parfaire le dispositif, il est même prévu de confier la modération des publications chinoises à Hony Capital, un fonds d’investissement local, histoire de garantir un contrôle éditorial bien aligné sur les directives du pouvoir. Dans la foulée, près de 300 modérateurs sont embauchés pour soutenir le dispositif.

De Pékin à Georgetown : le grand écart de Zuckerberg
Malgré tous ces efforts, l’opération capote. En 2015, Lu Wei est démis de ses fonctions et écope à 14 ans de prison pour corruption. Avec lui disparaît le principal espoir de voir Facebook un jour autorisé en Chine. L’entreprise ne lâche pas l'affaire et persiste encore quelques années, testant discrètement, selon la plainte de Wynn-Williams, des applications sous une identité secrète pour contourner l’interdiction d’opérer sur le territoire. Des manœuvres qui s’avéreront vaines puisqu’en 2019, Facebook jette l’éponge et enterre définitivement ses ambitions chinoises.
Un repli qui coïncide aussi, et surtout, avec l’intensification de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine sous l’administration Trump. À partir de 2018, les tensions entre les deux pays montent d’un cran, avec en ligne de mire la suprématie technologique. L’affaire Huawei met le feu aux poudres, et Washington commence à s’inquiéter de l’influence des entreprises chinoises sur le numérique mondial.
Stratégiquement, Zuckerberg retourne sa veste. Plutôt que de continuer à faire des courbettes à Pékin, il décide d’en faire son contre-modèle préféré. En 2019, il enfile son costume de grand défenseur de la liberté d’expression et se de se repositionner du bon côté de l’Histoire. Lors de son discours à Georgetown, il dénonce ouvertement le risque d’un Internet fragmenté et agite la menace du modèle chinois – ultra-contrôlé – comme un danger imminent pour le reste du monde, sans nier avoir tenté de s'implanter sur le territoire.
Aujourd’hui, Meta continue d’user et d’abuser de ce même argument pour justifier des décisions autrement plus opportunistes. L’entreprise a récemment annoncé la fin du fact-checking sur Facebook et Instagram, s’alignant sur la vision « libertarienne » d’Elon Musk et de sa plateforme X. Officiellement, pour défendre une « liberté d’expression totale », quitte à laisser proliférer la désinformation. De grands et beaux principes – non –, brandis avec ferveur, qui feraient presque oublier qu’il y a quelques années, Zuckerberg était prêt à nommer un « rédacteur en chef » chargé de censurer les publications Facebook en Chine et de livrer les dissidents en pâture au régime.
Source : The Washington Post
29 août 2024 à 16h57